Pourquoi le pervers narcissique cherche à « broyer » l’autre : mécanismes psychiques et destruction identitaire
Introduction
Le 23 octobre 2025, dans une chronique de l’émission « Et si on en parlait » sur Europe 1, la psychologue clinicienne Marie-Estelle Dupont alerte sur une réalité troublante : pour un pervers narcissique, « si il faut broyer les autres pour ne pas se rappeler sa propre humanité, c’est sans problème ».
Cette formulation crue révèle l’essence d’un comportement destructeur — non seulement envers autrui, mais aussi envers le pervers narcissique lui-même, qui projette sa souffrance, son vide intérieur, sur les autres, afin de ne pas affronter ce qu’il est réellement.
Cet article vise à décrypter ce mécanisme, le replacer dans son contexte théorique (via la notion de perversion narcissique), l’illustrer par des exemples fictifs dans différents contextes (travail, famille, couple, parentalité), et proposer des pistes de compréhension et de protection. Nous ferons écho à un précédent article du blog, « Le PN veut-il « effacer » l’autre ? Reproduction, appropriation, et perte d’identité », qui traite précisément du mécanisme central de destruction identitaire, en lien avec l’idée que « broyer l’autre » sert au pervers narcissique de stratégie pour échapper à sa propre souffrance.
Qu’est-ce que le narcissisme — et la perversion narcissique ?
Dans la psychologie contemporaine, le terme Trouble de la personnalité narcissique (TPN) désigne un trouble de la personnalité caractérisé par un besoin excessif d’admiration, un manque d’empathie, un sens grandiose de sa propre importance, un égocentrisme marqué, et une tendance à manipuler les autres pour préserver une image idéalisée de soi.
Mais la notion de perversion narcissique — telle que théorisée notamment par Paul‑Claude Racamier — va au-delà du simple narcissisme : elle décrit une dynamique relationnelle morbide, dans laquelle la notion d’altérité (c’est-à-dire l’existence d’un “autre” distinct) disparaît pour le pervers. Dans cette structure, l’autre devient un objet — un réceptacle — destiné à porter les projections destructrices du pervers : honte, vide intérieur, sentiment d’inadéquation, vide affectif, voire terreur existentielle.
Autrement dit, la perversion narcissique n’est pas un trouble de l’individu isolé, mais une pathologie relationnelle — un mode de lien interpersonnel basé sur la domination, la manipulation, la destruction systématique de l’autre pour maintenir un faux-self fragile et angoissé.
« Broyer l’autre » : un mécanisme de défense contre la « blessure narcissique »
Le concept de “blessure narcissique” (ou “narcissistic injury”) désigne la profonde atteinte à l’estime de soi, à l’image de soi, lorsque le sujet fait face à la reconnaissance de ses propres carences, échecs ou fragilités.
Pour le pervers narcissique — dont le “vrai-soi” est souvent vide, fragmenté, rejeté — cette blessure est insupportable. Plutôt que d’affronter ce vide, ce manque, cette honte, il préfère le nier, le refouler — mais surtout le projeter sur un autre. L’autre devient le réceptacle de ce qui fait mal.
Ainsi, “broyer l’autre” — le critiquer, le dévaloriser, l’humilier, le dominer — permet de maintenir le pervers dans un état de pseudo-puissance, tout en évitant de regarder en lui-même ce qu’il y a de vide ou de brisé. C’est un mécanisme de défense extrême, mais psychiquement efficace pour le pervers. Ce sont les mots de Marie-Estelle Dupont, inscrits dans une réalité clinique : “si il faut broyer les autres … c’est sans problème.”
Par cette dynamique, le pervers narcissique fabrique un spectacle de domination. Il impose à l’autre un rôle — souvent douloureux — et s’assure qu’en l’autre, ce qu’il fuit continuellement (sa propre humanité, sa souffrance, son vide) reste projeté, extérieur, repoussable.
Pourquoi la perversion narcissique reste floue — limites cliniques et débats
Il est important de souligner que, malgré sa popularité dans le langage courant, la “perversion narcissique” n’est pas un diagnostic reconnu dans les classifications psychiatriques officielles (ni dans le DSM, ni dans la CIM).
Le trouble formel répertorié est le “trouble de la personnalité narcissique” — tandis que la perversion narcissique reste une notion théorique, clinique, et relationnelle, conçue dans le cadre de la psychanalyse et de la psychopathologie interpersonnelle.
Cette ambiguïté explique que le concept soit parfois galvaudé, généralisé, utilisé dans un sens moral ou populaire, sans nuance. Pourtant l’original — tel que décrit par Racamier — insiste sur le caractère structurel, systémique, destructeur de la perversion narcissique, qui implique la disparition de l’altérité et une dévastation psychique de l’entourage.
C’est pourquoi il importe de revenir à une approche rigoureuse, en distinguant narcissisme (voire trouble narcissique) d’une perversion narcissique structurée — afin de garder une vision juste, clinique, et protectrice.
Mécanismes psychiques et relationnels d’un pervers narcissique
Pour mieux comprendre comment un pervers narcissique agit, voici quelques-uns de ses mécanismes psychiques et relationnels récurrents.
- Projection et déplacement : Le pervers ne tolère pas ses propres sentiments de vide, de honte, d’inadéquation. Il les projette sur l’autre — l’autre devient “responsable” de tout ce qui ne va pas : ses humeurs, ses échecs, ses manques. L’autre porte ses propres défaillances. C’est le fondement de la destruction psychique.
- Dévalorisation & humiliation : Pour maintenir l’autre sous sa coupe, le pervers use de critiques, d’humiliations, de menaces, d’inconstance : après des périodes d’adulation ou de “love-bombing”, vient le rejet, le mépris, le froid. L’objectif est de briser l’estime de soi de l’autre, de le rendre dépendant, incertain, paralysé.
- Isolement : En particulier dans les relations intime ou familiale, le pervers narcissique s’efforce d’isoler sa “victime” de son entourage, d’amoindrir ses soutiens, ses repères. Ce désinvestissement permet un contrôle plus total, et empêche l’autre d’avoir des regards extérieurs. Cette isolation est un ingrédient clé pour faire de l’autre un “objet” soumis.
- Fusion narcissique / Identification à l’agresseur : Le pervers cherche souvent à faire fusionner l’autre avec lui, créer une dépendance affective, un sentiment que “sans lui, l’autre ne vaut rien”. Par ce biais, il peut pousser l’autre à s’identifier à lui, à rejeter ses propres perceptions, ses convictions, jusqu’à nier son identité propre.
- Cycle idéalisation / dévalorisation : La relation perverse commence souvent par l’idéalisation — charme, séduction, promesses, admiration — pour ensuite basculer dans la dévalorisation, le froid, la critique. Ce cycle répété installe confusion, peur, dépendance, voire conformité.
- Besoin constant de “narcissistic supply” : Le pervers narcissique a besoin de “vivre” à travers l’autre — admiration, attention, soumission, contrôle. L’autre devient une source de “nourriture narcissique” pour combler son vide intérieur. Sans cette “nourriture”, le pervers risque une “mise à nu” insupportable de son vide, de sa souffrance, de son désespoir latent.
Tous ces mécanismes convergent vers un objectif : préserver à tout prix un “faux-soi” bétonné, anesthésié, déconnecté de toute humanité réelle, et ce, au détriment de l’autre.
Illustrations fictives : quand le pervers narcissique s’immisce dans le travail, la famille, le couple ou la parentalité
Pour bien saisir la dangerosité et l’universalité possible de la perversion narcissique, voici quatre exemples fictifs — dans des contextes différents — illustrant comment “broyer l’autre” peut se jouer au quotidien.
1. Contexte professionnel — “Le collègue vénéneux”
Marie travaille dans une entreprise de communication. Depuis quelques mois, un nouveau chef de projet, Paul, la supervise. Au début, Paul la couvre de compliments : “Tu es la meilleure de l’équipe”, “Je crois en toi”, “Tu vas aller loin”. Marie se sent valorisée, confiante, heureuse d’être reconnue.
Mais progressivement, Paul commence à critiquer ses moindres initiatives. Il remet en cause ses idées, dénigre ses propositions devant les autres, lui retire des responsabilités qu’il lui avait confiées. Si Marie ose poser une question ou formuler un doute, Paul réagit avec colère, ironie, donne l’impression qu’elle est incompétente, voire inutile.
Marie sent son moral chuter. Elle doute d’elle-même. Son estime de soi s’effrite. Elle s’isole, ne parle plus de ses doutes, a peur de paraître “faible”. Paul, lui, apparaît comme le seul capable, le leader indispensable. Il a “brisé” Marie pour préserver sa suprématie — sans remords.
2. Contexte familial — “Le frère toxique”
Lucie est l’aînée d’une fratrie. Depuis leur enfance, son frère cadet, Damien, a toujours été frustré, jaloux, maladroit dans ses émotions. Devenu adulte, il n’a jamais assumé ses responsabilités familiales, mais il réclame pourtant l’admiration de Lucie, sa confiance, son soutien, son écoute.
Quand Lucie commet une erreur — même minime — Damien la rabaisse : “Tu exagères”, “Tu es trop sensible”, “Tu dramatises”. Il l’humilie devant les autres membres de la famille. Parfois, il feint la victimisation : “Tu ne me comprends pas, tu es égoïste”, “Tu m’abandonnes”, “Tu me blesses”. Lucie finit par ne plus vouloir venir aux réunions familiales, de peur de se faire attaquer.
Avec le temps, elle se sent coupable, incertaine, doute de sa légitimité à avoir une vie propre. Damien conserve le pouvoir familial, en détruisant silencieusement la confiance et la dignité de sa sœur — une forme de perversion narcissique qui fragilise durablement les liens familiaux.
3. Contexte de couple — “L’amour vénéneux”
Sophie rencontre Marc. Très vite, tout semble parfait : attentions, séduction, compliments, promesses d’un avenir merveilleux. Marc dit qu’il n’a jamais rencontré quelqu’un d’aussi “unique”, qu’il “a besoin” d’elle, qu’elle est “son tout”. Sophie se sent aimée, rassurée, confiante.
Puis, peu à peu, Marc commence à contrôler ses moindres faits et gestes : “Tu es trop distante”, “Pourquoi tu parles à X ?”, “Tu ne m’aimes pas assez”. Il lui reproche des choses qu’elle n’a pas faites. Quand elle se défend, il lui dit qu’elle est folle, qu’elle exagère, qu’elle ne sait plus ce qu’elle veut. Il la culpabilise, la déstabilise, gère tout à sa façon.
Sophie, confuse, se remet en question. Elle cherche à prouver son amour, à réparer ce qu’elle croit avoir “cassé”. Elle modifie son comportement, ses choix, sa confiance en elle. Petit à petit, elle s’éteint. Marc, lui, conserve le pouvoir — il a broyé son humanité, sa personnalité, par peur de son propre vide.
4. Contexte parental : un parent PN, un autre parent et un enfant pris en tenaille
Imaginons un couple parental : Élise et Julien ont un fils, Léo (8 ans). Elise est une famme pervers narcissique, froide, manipulatrice. Dès la naissance de Léo, Elise exige que Julien réponde à tous ses désirs, qu’il se consacre entièrement à elle, la mère, et à son travail, mais surtout pas à l’enfant, tout en la valorisant, l’admirant, la plaçant sur un piédestal.
Quand Julien exprime une fatigue, un besoin de soutien, Elise la rabaisse : “Tu es incapable de t’occuper de notre fils”, “Tu n’es pas un bon père”, “Si j’étais à ta place, je ferais mieux”. Elle humilie, critique, dévalorise, installe un sentiment de culpabilité et de honte en lui. Léo, témoin, apprend que « papa n’est jamais assez bien”.
Petit à petit, Julien perd confiance en lui, ses repères, son autorité parentale, sa joie de vivre. L’enfant grandit dans un climat de peur, de culpabilité, d’insécurité affective — un terrain propice à la souffrance psychique, et à la reproduction potentielle du schéma pernicieux. Le pervers narcissique a imposé sa mainmise en détruisant l’altérité, la dignité, l’équilibre psychique du foyer.
Pourquoi le pervers narcissique est “vide à l’intérieur” — la psychodynamique de l’emprise
Le faux-soi comme rempart
Souvent, le pervers narcissique a grandi dans un environnement affectif carencé, chaotique, voire traumatique — un terrain fertile pour développer un “faux-soi” protéiforme, qui masque un vide intérieur. Ce faux-soi se construit autour d’un idéal : puissance, supériorité, domination, contrôle.
Mais ce faux-soi est fragile. Il repose sur des validations externes — admiration, soumission, peur, dépendance — et non sur une authenticité interne. Dès que ces validations manquent, tout menace de s’effondrer.
L’angoisse d’un effondrement psychique — ce que certains professionnels appellent “blessure narcissique” ou “mortification narcissique” — est tellement intense qu’il faut à tout prix éviter la mise à nu.
L’autre comme “réceptacle de la douleur interne”
C’est dans ce contexte que l’autre devient un réceptacle idéal. L’autre — réputé empathique, aimant, disponible — est un “objet” sur lequel le pervers projette sa douleur, ses manques, ses peurs. En le broyant, en le détruisant, le pervers se protège : il transfère l’angoisse, la culpabilité, la honte. Il peut ainsi continuer à exister dans son faux-soi, sans jamais regarder ce qu’il y a derrière.
Le cycle de l’emprise — une aliénation progressive
La relation perverse se met en place progressivement — idéalisation, fusion, dépendance, puis dévalorisation, isolement, humiliation, destruction psychique. Ce cycle aliénant installe l’emprise. La victime, souvent déstabilisée, perd ses repères, doute de ses perceptions, de sa valeur, de sa mémoire. Elle finit par s’identifier au pervers, intérioriser la critique, accepter la normalité de la souffrance, perdre sa subjectivité.
Pourquoi cet éclairage de 2025 est important — l’actualité d’un mal souvent invisible
L’édito de Marie-Estelle Dupont remet en lumière un phénomène trop souvent minimisé ou méconnu depuis des décennies. En déclarant qu’un pervers narcissique peut “broyer les autres pour ne pas se rappeler sa propre humanité”, elle exprime non seulement la gravité de ces dynamiques, mais aussi l’urgence de les nommer, de les reconnaître, de les combattre.
À l’heure où les injonctions de réussite, de perfection, d’image sociale, de performance (dans le travail, le couple, la parentalité, la famille…) se multiplient, l’émergence de comportements pervers narcissiques — en miroir parfois d’une souffrance interne profonde — peut se banaliser.
Cet article s’adresse à celles et ceux qui vivent, ou ont vécu, ce type de relation, mais aussi à tous ceux qui souhaitent comprendre, anticiper, aider — pour que l’autre ne soit jamais réduit à un objet, mais reconnu pleinement comme sujet, avec sa dignité, sa souffrance, son humanité.
Conclusion
La perversion narcissique — en tant que dynamique relationnelle destructrice — repose sur le refus de l’altérité, sur la projection de la souffrance vers l’autre, sur l’écrasement psychique. Le pervers narcissique broie l’autre non pas par cruauté gratuite, mais parce qu’il ne supporte pas de regarder la réalité de son vide intérieur, de sa douleur, de son humanité blessée.
Reconnaître ces mécanismes, les nommer, les comprendre, est la première étape pour s’en libérer — individuellement, en tant que victime, mais aussi collectivement, comme société. Redonner à l’autre sa dignité, réaffirmer l’altérité, restaurer le respect, l’empathie, la bienveillance — c’est résister à la perversion narcissique.
FAQ — Questions fréquentes sur le pervers narcissique et le mécanisme de « broyage » psychique
Parce que reconnaître la souffrance qu’il porte en lui serait insupportable.
Le pervers narcissique évite toute introspection réelle : il projette son vide, sa honte ou sa douleur sur l’autre pour s’en débarrasser.
« Broyer » l’autre est un mécanisme de défense psychique destiné à éviter l’effondrement narcissique.
La plupart du temps, oui — mais pas de façon empathique.
Il perçoit l’effet qu’il produit, mais n’en tire pas de culpabilité : la souffrance de l’autre devient un moyen de stabiliser son propre faux-self.
Pour lui, seule compte la préservation de son image interne.
Le changement est extrêmement rare.
Le PN ne reconnaît pas la réalité, n’accepte pas ses torts, ne supporte pas la critique et se vit comme victime.
Le changement ne peut venir que d’une prise de conscience profonde — ce qui demande précisément ce dont il est incapable : affronter son propre vide intérieur.
Les signaux d’alerte incluent :
perte progressive de confiance en soi,
sentiment d’être « vidé », « écrasé » ou confus,
culpabilité chronique,
isolement social,
peur de déplaire,
impression d’être constamment évalué, surveillé, critiqué.
Quand ces symptômes apparaissent, il faut envisager une dynamique d’emprise.
Les deux coexistent :
Volontaire, car il observe et ajuste ses comportements pour garder le pouvoir.
Inconscient, car ce fonctionnement est inscrit dans sa structure psychique : il protège son ego fragmenté contre toute menace.
Parce que la relation avec un PN se construit par alternance de séduction, confusion et dévalorisation.
Cette dynamique crée un brouillard mental : la victime doute de ses perceptions, de sa valeur et finit par croire qu’elle exagère.
C’est l’effet classique de l’emprise psychique.
Il peut :
se mettre en colère,
tenter un retour en force (love-bombing),
déployer une inversion accusatoire,
se victimiser,
chercher à isoler davantage,
ou détruire la réputation de la victime.
Toute résistance réactive sa peur fondamentale : perdre le contrôle.
Trois priorités :
Mettre de la distance, physique ou psychique.
Consulter un professionnel pour comprendre l’emprise.
Restaurer son autonomie : réseaux sociaux, activités personnelles, confiance en soi.
Dans certains cas (travail, parentalité), se faire accompagner juridiquement s’avère indispensable.
Seulement dans des cas très spécifiques, via :
des limites strictes,
un contact minimal,
aucune implication émotionnelle,
un cadre juridique ou professionnel clair.
Mais dans la plupart des situations, la seule solution réellement protectrice reste : mettre de la distance.
Parce que :
la violence psychologique est mieux reconnue,
les réseaux sociaux amplifient les témoignages,
la santé mentale est moins taboue,
les méthodes de manipulation deviennent plus visibles,
et les professionnels (avocats, psys, coaches) en parlent davantage dans les médias.
Ce n’est pas que les PN sont plus nombreux : on les repère mieux.
Avertissement : cet article est publié à des fins de sensibilisation uniquement. Il ne constitue en aucun cas un avis médical, psychologique ou juridique. Pour toute situation personnelle, il est essentiel de consulter un professionnel qualifié (avocat, thérapeute, médecin, etc.).
