Dans les relations toxiques, en particulier celles impliquant des pervers narcissiques (PN), beaucoup de victimes rapportent des coïncidences troublantes, des « signes » ou des rencontres au timing presque parfait. Ce sentiment que « quelque chose » relie les événements, les mots, les gestes du manipulateur à des épisodes significatifs de leur propre vie, est parfois interprété comme une synchronicité. Or, ce concept, issu de la pensée de Carl Gustav Jung, prend ici une dimension particulièrement ambivalente : entre révélation et piège, guide ou mirage, selon la place que l’on occupe dans la relation.
Jung et la synchronicité : le sens sans la cause
Carl Gustav Jung, fondateur de la psychologie analytique, a développé le concept de synchronicité comme une « coïncidence temporelle d’événements sans lien causal, mais unis par le sens » (cf source par exemple). Ce phénomène, observé notamment lors de périodes de crise, de transition ou de grande intensité psychique, suggère l’existence d’un ordre sous-jacent reliant notre monde intérieur et les manifestations extérieures.
Jung considérait la synchronicité comme un pont entre le psychologique et le cosmique, une ouverture sur l’inconscient collectif où les symboles agissent comme des signaux. Dans le contexte d’une relation avec un PN, ce terrain symbolique est particulièrement actif. Le PN sait intuitivement lire son interlocuteur, percevoir ses failles, ses besoins, ses croyances. Il les utilise pour produire une mise en scène parfaite : la bonne phrase au bon moment, la chanson qui passe à la radio, le « hasard » d’une rencontre ou d’un message. Ce qui, dans une lecture jungienne authentique, pourrait relever d’une évolution de conscience, devient ici un outil de domination.
Une société en crise, terreau de la perversion narcissique
Christine Calonne, psychologue clinicienne et autrice belge, souligne que la perversion narcissique s’inscrit dans un contexte socioculturel marqué par la perte de repères. Dans son article « Prédation perverse narcissique et société actuelle : se libérer, se reconstruire », elle explique que notre époque valorise la compétition, la superficialité et l’individualisme, ce qui favorise l’émergence de personnalités manipulatrices. Dans ce brouillard identitaire, où les frontières du moi sont floues, les individus cherchent à combler un vide existentiel. Le PN intervient alors comme une figure d’apparente stabilité, masquant une dynamique de contrôle.
Ces sociétés en mutation sont aussi celles où les individus sont les plus vulnérables aux illusions symboliques. La victime peut croire à une synchronicité quand elle rencontre le PN au moment où elle touche le fond, y voyant une réponse à ses prières ou une occasion karmique. Mais cette lecture peut être exploitée par le manipulateur, qui, conscient de son pouvoir, alimente le sentiment de « destin commun » pour renforcer l’emprise.
L’impression d’être espionné : confusion entre intuition et intrusion
Une expérience récurrente chez les victimes de PN est l’impression d’être « espionnées » ou que le PN sait des choses qu’il ne devrait pas savoir. Certaines constatent une suite de « coïncidences » entre leurs pensées intimes, leurs faits et gestes, et les réactions ou interventions du PN. Cela peut renforcer la croyance en une connexion mystique ou télépathique, perçue comme de la synchronicité. En réalité, ces perceptions peuvent résulter d’une hypervigilance acquise dans la relation toxique, combinée à la capacité du PN à lire les signaux faibles, à observer en silence, voire à collecter discrètement des informations. Cette sensation d’intrusion mentale alimente la confusion de la victime, qui ne sait plus distinguer entre intuition, hasard et manipulation.
Entre signe et illusion : la mise en garde de Ann Betz
Ann Betz, coach spécialisée en neurosciences appliquées au développement personnel, met en garde contre une confusion fréquente : celle entre synchronicité et « love bombing ». Ce dernier est une technique de manipulation consistant à submerger la cible d’attention, de cadeaux, de messages ou de gestes signifiants dans les premières phases de la relation. Le but est d’induire une dépendance affective très rapide. Betz souligne dans son article que ces « signes » apparents peuvent paraître mystiques, mais sont souvent le fruit d’une lecture stratégique du comportement de la victime par le PN.
Ainsi, un message reçu juste « au bon moment », un surnom donné qui semble sortir d’un rêve d’enfance, ou un lieu choisi pour un rendez-vous qui touche à l’intime, ne sont pas toujours les marques d’une alliance de l’invisible. Ils peuvent relever d’une observation minutieuse, d’un calcul, d’une manipulation sensorielle et cognitive. Le PN est souvent un excellent lecteur de l’autre, non pas pour l’aimer, mais pour mieux le capter, l’envelopper, puis le vider.
Conclusion : cultiver le discernement
Si la synchronicité peut être une véritable source d’éveil et de sens, elle n’est pas à l’abri d’une instrumentalisation toxique. Dans un monde déstabilisé, où l’être humain cherche des repères, il est essentiel de cultiver le discernement. Comprendre les dynamiques psychologiques en jeu, se former à détecter les signes d’emprise et de manipulation, et surtout, reconnecter à son intuition authentique plutôt qu’à ses blessures anciennes, sont des clés fondamentales.
Jung, Calonne et Betz nous offrent chacun une pièce du puzzle : la profondeur symbolique, la lecture sociologique, et la vigilance cognitive. C’est à cette intersection que les victimes peuvent commencer à se libérer, non pas en fuyant le sens, mais en l’intégrant lucidement.
Pour aller plus loin
Pour prolonger cette réflexion, vous pouvez consulter le podcast « Perversion narcissique & spiritualité » avec Jean-Charles Bouchoux. Dans cet épisode, le psychanalyste explore les liens entre perversion narcissique et spiritualité, offrant des clés de compréhension supplémentaires sur les dynamiques d’emprise.