Harcèlement moral ascendant : comprendre, prévenir et réagir face au harcèlement d’un subordonné envers son manager

Dans l’imaginaire collectif, le harcèlement moral au travail est souvent perçu comme un abus de pouvoir commis par un supérieur hiérarchique à l’encontre d’un salarié. Ce schéma « descendant » est bien connu, médiatisé, reconnu dans la loi, et désormais intégré dans les politiques RH de nombreuses organisations.

Mais il existe une autre forme de harcèlement, plus méconnue et pourtant bien réelle : le harcèlement moral ascendant. Dans cette configuration, c’est un subordonné qui adopte des comportements hostiles, répétés, visant à déstabiliser ou marginaliser son manager. Ce phénomène, encore tabou dans bien des entreprises, génère une souffrance importante pour les cadres qui en sont victimes, et soulève des questions juridiques, managériales et humaines majeures.

Harcèlement moral ascendant au travail : un phénomène reconnu par le droit français

Une notion juridique établie

Contrairement à une idée répandue, la loi française ne limite pas la notion de harcèlement moral à des relations hiérarchiques descendantes. Comme le rappelle Maître Jalain, avocate en droit du travail, sur avocat-jalain.fr :

« Le harcèlement moral peut être exercé par tout membre de l’entreprise, y compris un subordonné. Ce qui compte, c’est la répétition des actes et leur impact sur la santé ou les conditions de travail de la personne visée. »

En d’autres termes, un salarié, même sans pouvoir hiérarchique, peut être juridiquement reconnu comme harceleur moral. Pourtant, les entreprises sont souvent démunies face à ce type de configuration, car elle va à rebours de leurs représentations habituelles.

Étude de cas : le retournement du rapport de force hiérarchique

Le scénario d’un management mis en échec

Prenons un cas courant, inspiré de situations réelles : celui d’un manager, appelons-la Élodie, fraîchement promue à la tête d’une équipe technique. Dès sa prise de fonction, elle tente de mettre en place un cadre structurant : réunions de suivi, définition d’objectifs, clarification des rôles. Rapidement, l’un de ses collaborateurs, Thomas, ingénieur très compétent mais peu coopératif, commence à contester ses décisions, remet en cause ses méthodes, et laisse entendre à demi-mot qu’il subit une pression excessive.

L’instrumentalisation du statut de victime

Le ton monte : Thomas affirme être victime de harcèlement moral, sans éléments objectifs. Il écrit à la direction RH, évoquant des « humiliations », des « tensions permanentes », une pression incompatible avec son équilibre psychologique. Il ne s’appuie sur aucun fait concret, mais mobilise des termes forts et émotionnellement chargés. En interne, il est connu pour son expertise rare et bénéficie d’une forme d’aura technique. Il est également discret, perçu comme fragile, voire introverti.

Le piège du flou et de la victimisation : quel soutien pour le manager ?

Une hiérarchie en retrait

Face à ce signalement, la hiérarchie d’Élodie adopte une posture ambiguë. Si plusieurs membres de la direction affirment, en aparté, ne pas croire aux accusations, aucun ne prend officiellement sa défense. On lui suggère d’« apaiser les choses », de « faire un pas vers lui », et de « ne pas aggraver la situation ». Thomas est jugé inattaquable pour plusieurs raisons : son statut d’expert technique, son image de victime, et parfois même des facteurs plus implicites (jeunesse, genre, ancienneté, etc.).

L’isolement progressif du manager

Élodie tente donc de désamorcer le conflit, propose des ajustements, réduit ses exigences, cherche des compromis. Mais rien n’y fait : Thomas continue de refuser de travailler avec elle, bloque certains dossiers, se plaint à d’autres membres de l’équipe. L’ambiance se détériore. Les collègues s’éloignent, mal à l’aise. La hiérarchie, voyant que le problème ne se règle pas, décide d’écarter discrètement la manager. Elle est progressivement isolée, privée de responsabilités, puis évincée dans le cadre d’une réorganisation « opportune ».

Les ressorts psychologiques du harcèlement ascendant en entreprise

Une analyse clinique du pouvoir inversé

Le psychologue du travail Adrien Chignard, dans un entretien accordé à Maître Meolans de chez Victoire Avocats (victoire-avocats.eu), analyse finement ces situations :

« Dans certains cas, la souffrance est instrumentalisée — parfois inconsciemment — pour délégitimer le rôle de celui qui incarne l’autorité. Il ne s’agit plus d’un conflit, mais d’une tentative de prise de pouvoir. »

Les signes comportementaux typiques

Les caractéristiques typiques de ce type de comportement sont :

  • un refus structurel de toute autorité,
  • un recours constant à l’émotionnel pour bloquer les décisions rationnelles,
  • la propagation de rumeurs ou d’interprétations subjectives,
  • la victimisation stratégique.

Du côté du manager, la spirale est éprouvante : doute de soi, culpabilité, isolement, sentiment d’injustice, perte de sens, dégradation de la santé mentale, voire dépression.

Organisations : des environnements parfois propices au harcèlement moral ascendant

Quand la culture d’entreprise devient complice

Certaines entreprises, même bienveillantes, favorisent involontairement ce type de harcèlement ascendant. Parmi les facteurs fréquents :

  • Culture du consensus mou : volonté de ne froisser personne, refus du conflit, management « horizontal » mal compris.
  • Déresponsabilisation de la ligne hiérarchique : les managers sont censés « gérer les tensions » mais n’ont ni les moyens ni le soutien pour le faire.
  • Survalorisation de l’expertise individuelle : certains collaborateurs deviennent intouchables au nom de leur technicité.
  • Silence des échelons supérieurs : par peur de prendre parti, les directions se retranchent derrière des formules creuses.

Jurisprudence : des décisions qui confirment l’existence du harcèlement ascendant

Exemples jurisprudentiels significatifs

Contrairement aux idées reçues, plusieurs décisions de justice ont reconnu la responsabilité de salariés subordonnés dans des faits de harcèlement moral envers un manager.

  • Cour de cassation, chambre sociale – 9 novembre 2022 (n° 21-17.689) :
    Dans cette affaire, la Cour a confirmé la reconnaissance d’un harcèlement moral exercé par un salarié sur sa supérieure hiérarchique. Le comportement du subordonné (propos dénigrants, attitude perturbatrice, remises en cause répétées) avait créé un environnement de travail délétère. La Cour a souligné que le lien hiérarchique inversé ne faisait pas obstacle à la qualification de harcèlement moral, dès lors que les éléments constitutifs étaient réunis. Source
  • Cour de cassation – 6 décembre 2011 : un éducateur subordonné a été reconnu coupable de harcèlement moral envers son supérieur. La Cour a jugé que le lien hiérarchique inversé n’empêchait pas la reconnaissance juridique du harcèlement. Source

Harcèlement moral ascendant : comment réagir efficacement ?

Conseils pratiques pour les managers victimes

Voici des pistes pragmatiques pour un manager confronté à une situation de harcèlement ascendant :

  • Documenter dès les premiers signes : noter précisément les faits, mails, réunions, attitudes problématiques. Cela évite le flou et prépare un éventuel dossier.
  • Chercher des alliés internes : une ou deux personnes fiables (collègues, pairs, RH) peuvent servir de relais d’alerte.
  • Parler à sa propre hiérarchie : c’est à elle de trancher, soutenir, ou intervenir — se taire l’exonère de sa responsabilité.
  • En parler à un avocat spécialisé en droit du travail : dès les premières alertes, un avocat peut évaluer le cadre légal, poser une stratégie globale, et conseiller sur les actions concrètes.
  • Poser un cadre ferme sans agressivité : rappeler les règles du jeu, sans provocation, mais avec clarté.
  • Ne pas rester seul : psychologue du travail, médecin du travail ou médiateur peuvent être des appuis solides pour tenir le cap.
  • Se préserver si nécessaire : dans certains cas, se repositionner ailleurs, ou acter un départ, peut être la solution la plus saine. Ce n’est pas un échec : c’est un acte de survie professionnelle.

Conclusion : voir le harcèlement moral ascendant pour ce qu’il est

Pour approfondir cette thématique sous un autre angle, vous pouvez aussi lire l’article du blog : Harcèlement moral au travail : quand le droit rejoint le vécu des victimes de profils toxiques.

Le harcèlement moral ascendant reste un angle mort du monde professionnel. Non par inexistence, mais par inconfort. Il est plus facile, plus consensuel, de dénoncer les abus de pouvoir « classiques » que de reconnaître que certaines victimes peuvent aussi devenir des bourreaux — même inconsciemment.

Refuser de voir ces situations, c’est prolonger la souffrance de nombreux managers, souvent abandonnés par leur hiérarchie, usés, délégitimés, et parfois brisés dans leur carrière.

Il est temps d’admettre que l’éthique professionnelle ne consiste pas à défendre les faibles, mais à défendre le juste. Cela implique de poser un cadre, d’arbitrer avec équité, et de soutenir ceux qui assument une responsabilité difficile : faire tenir les équipes debout.

Avertissement : cet article est publié à des fins de sensibilisation uniquement. Il ne constitue en aucun cas un avis médical, psychologique ou juridique. Pour toute situation personnelle, il est essentiel de consulter un professionnel qualifié (avocat, thérapeute, médecin, etc.).

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